Les combats de Youakim Moubarac
Thaddée Thomas
Prêtre et théologien, Youakim
Moubarac était aussi
un homme d'action qui tentait de porter ses réflexions à propos
du rapprochement de l'Orient et de l'Occident sur le terrain diplomatique
et politique, auprès des nations et de la communauté internationale
comme à l'intérieur de l'Eglise.
Les questions maronites, libanaises et interconfessionnelles sont intimement
liées les unes aux autres et s'incarnent dans différents
combats.
Fondé en 1920 sous mandat français, l'Etat libanais est doté d'une constitution républicaine en 1926, qui s'appuie sur une représentation parlementaire proportionnelle au poids démographique des différentes communautés religieuses. Equilibre qui s'installe cahin-caha jusqu'à l'émergence de la question palestinienne, le Liban devenant base arrière de l'OLP et cible de représailles israéliennes. Le clivage s'accentue entre chrétiens maronites et "arabistes" pro-palestiniens. La guerre civile est déclenchée, qui durera de 1975 à 1991, entre les Maronites d'un côté et les Druzes alliés aux Chiites et aux Sunnites, de l'autre. La Syrie voisine intervient pour empêcher l'avènement d'un état chrétien pro-israélien, Israël mène des raids au Sud-Liban qui abrite les membres de l'OLP. Au final, une reconquête politique chrétienne maronite ayant échoué, un accord de paix est signé en 1991, laissant le Liban sous domination syrienne et au deux-tiers occupé. En 1989, le système confessionnel libanais est réformé, chaque communauté étant à égalité de représentation quelle que soit la taille de sa portion démographique.
Les propositions de
Youakim Moubarac:
Refus des empires et des tutelles
; attachement à la république et rejet des monarchies
et des Etats religieux ; laïcisation de l'appareil d'Etat. Fondation
d'une culture historique commune contre les particularismes. Sa conviction
profonde est que " il n'est pas juste de faire de ce pays un champ
clos des guerres d'autrui, mais que la paix du Liban est la pierre angulaire
de la paix au Proche-Orient" et qu'il appartient aux Libanais,
Palestiniens et Israéliens de progrès d'engager cette
"Renaissance". Le Liban doit ainsi être l'exemple miniature
d'un équilibre à plus grande échelle, selon un
modèle qu'il nomme convivialité libanaise.
Sur ces questions:
Textes: Pentalogie islamo-chrétienne
; Libanica ; projet de protocole national.
Actions: tentative de médiation entre Kamal Joumblatt
et Béchir Gemayel ; militantisme pour une alliance franco-palestinienne
et libanaise faisant obstacle tant aux ambitions israéliennes
que syriennes ; pour un rapprochement des Libanais et des Palestiniens
- OLP et partis chrétiens - face à la "menace"
israélo-américaine ; rédaction du projet de protocole
national ; tentative de mise sur pied d'une Conférence libanaise
de Paris en 1985.
Le soutien de Youakim Moubarac au peuple palestinien et à son
droit de vivre sur sa terre est indéfectible. Le positionnement
du prêtre maronite autour de l'Etat hébreu est extrêmement
complexe et un peu mouvant, croisant les données historiques
de l'après-guerre mondiale, la responsabilité de Jérusalem
vis-à-vis des lieux saints, la "mission" théologique
du judaïsme, l'instrumentalisation d'Israël par l'Occident,
etc. S'il fallait tenter d'en faire un résumé, ce serait
qu'il n'y a pas de fondement pertinent au sionisme qui serve le peuple
juif.
Ce mouvement vers la cause palestinienne, plutôt soutenue au Liban
par les Druzes contre une majorité de Chrétiens maronites,
est un combat courageux mené davantage sur le plan de la conscience
religieuse (la justesse de vue) que de la justice.
Textes : Pentalogie Islamo-chrétienne
Pour l'Eglise d'Antioche et la culture maronite
- Histoire et culture de l'Eglise maronite
Fondée au VIème siècle, l'Eglise maronite se rapproche
de Rome au XIIème, tout en maintenant un rite oriental et une
organisation autonome (Patriarcat d'Antioche).
Textes : Maronites entre l'Orient syriaque et l'Occident latin ; Le Liban entre l'Islam, la France et l'arabité ; Pentalogie antiochienne, domaine maronite ; Libanica.
-
Le renouveau de l'Eglise maronite
Youakim Moubarac a tenté de dépoussiérer la conception
canonique des origines de l'Eglise maronite, notamment l'histoire de
son rapprochement avec le Vatican à la suite du schisme melkite.
Il a milité pour le rapprochement des maronites et des orthodoxes
sous l'entité spécifique d'Antioche.
Textes : les treize fascicules rédigés de 1962 à 1965 regroupés sous le titre Antiochena.
Action
: les idées de YM ont été reprises pour les
travaux du concile maronite de 2004.
Travaux pour le concile oecuménique Vatican II.
- L'avenir de la "maronité" dans le monde arabe
L'Eglise
maronite (et les Libanais) doit se réapproprier son arabité,
c'est-à-dire son enracinement culturel et géographique.
En ce sens, elle doit prendre une certaine distance administrative et
financière vis-à-vis de Rome, et réaffirmer ses
fondements antiochiens et syriaques.
En allant en ce sens, les chrétiens libanais seraient moins perçus
par leur concitoyens d'autres confessions comme un pont occidental en
quelque sorte "étranger" au corps national.
Textes : Maronites au présent ; Pentalogie antiochienne, domaine maronite.
Pour la réconciliation des trois monothéismes
Il s'agit d'abord d'une question théologique, où le Père Moubarac milite pour une mutuelle intégration et reconnaissance de la foi de l'autre dans la sienne. Il souligne notamment que, si les Juifs et les Musulmans du fait de leur position historique antérieure et postérieure ont pris en compte la réalité de la foi chrétienne, les Chrétiens pour leur part auraient eu tendance à l'autarcie. Les Chrétiens d'Orient, et lui-même en tant que prêtre maronite, ont ainsi une position privilégiée pour porter le message et ouvrir au dialogue.
L'arabité comme œcuménisme culturel
L'arabité
selon Youakim Moubarac, est le terreau commun aux Chrétiens,
Juifs et Musulmans qui s'étend historiquement, géographiquement
et linguistiquement de Bagdad à Cordoue en passant par le Maghreb
et qui dépasse les frontières confessionnelles. Les vecteurs
de cette culture sont principalement la langue arabe - dans laquelle
selon lui les trois monothéismes ont exprimé le sommet
de leur théologie - et le bien commun de la langue coloniale
française.
L'arabité remonte à ses racines les plus anciennes, y
compris grecques et syriaques, et ainsi ne recouvre pas l'adéquation
convenue entre monde arabe et Islam. Pour toutes ces raisons, le combat
pour l'arabité est aussi un combat contre l'arabisme, le sionisme
et l'impérialisme occidental.
De cette arabité devrait naître un modèle de cité arabe
laïque.
Textes : "Pour une certaine idée du Liban", Pentalogie Islamo-chrétienne, tome IV ; "Trois entreprises en Orient arabe", in Libanica. Projet de protocole national.
Au regard de l'histoire récente, notamment depuis la mort de
Youakim Moubarac, et de certains échecs diplomatiques, quel diagnostic
peut-on établir sur l'état du combat du prêtre ?
La réconciliation islamo-chrétienne, culturelle, religieuse
et politique comme garante de la paix régionale et mondiale est-elle
restée un vœu pieux? Fondamentalisme musulman ; durcissement
des nationalismes et guerres ethniques, "choc des civilisations"
et radicalisme occidentalo-chrétien américain, questions
irakiennes et afghanes, terrorisme, militarisme israélien, actes
antisémites, assassinats politiques ont marqué la dernière
décennie et dessiné un nouvel ordre mondial plutôt
antagoniste.
Mais comme nous le pensons à l'Association des amis de Youakim
Moubarac, si les avancées tangibles ne sont pas légion,
le travail de Youakim Moubarac est précurseur et visionnaire,
et comme tel trouvera son écho ultérieurement. Il demeure
un axe possible de "sortie de crise" qu'il est urgent, de
toute évidence, d'emprunter.